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DEBAT DANS LE CAMP PROLETARIEN
MORALE PROLETARIENNE, LUTTE DES CLASSES ET REVISIONNISME
(Contribution au débat du CCI actuel sur l'éthique et le marxisme)
SECONDE PARTIE : LE "TEXTE D'ORIENTATION" DU NOUVEAU CCI

Dans notre bulletin précédent, nous avons exposé "ce que sont pour nous les aspects fondamentaux du marxisme sur la morale, sur le combat contre la morale bourgeoise et les caractéristiques de la morale prolétarienne". Comme nous le signalions dans notre présentation, cela était nécessaire avant d'aborder la critique au "Texte d'orientation" publié par le CCI actuel sous le titre Marxisme et éthique, "vu la confusion que présente, non le sujet, mais le texte lui-même [:] une boullie à moitié digérée, un mélange de kantisme, de christianisme toltstoïen et de révisionnisme saupoudré d'une petite pincée de marxisme édulcoré" 1. Nous avions déjà terminé la rédaction de la première partie de notre document quand une seconde partie est apparue avec plus "d'extraits" de ce texte du nouveau CCI. Résultat, la bouillie contient encore plus d'ingrédients : une dose de théorie psychanalytique freudienne, une autre de mysticisme, une autre de pacifisme... et encore plus de révisionnisme et d'opportunisme.

Tout cela confirme la nécessité de combattre ce "Texte d'orientation" qui constitue clairement une tentative d'introduire les idéologies bourgeoises et petites-bourgeoises non seulement au sein du CCI mais surtout au sein du camp prolétarien dans son ensemble ; tentative d'autant plus dangereuse que les liquidateurs du CCI la font cyniquement passer pour de la "morale prolétarienne" et du "marxisme" alors qu'ils savent très bien - le texte lui-même le laisse entrevoir - qu'il s'agit d'une attaque contre les fondements de la théorie révolutionnaire du prolétariat.

1. Méthode matérialiste historique ou méthode speculative idéaliste  ? Marx ou Hegel ?

Après trois pages prétentieuses consacrées à présenter et justifier le débat interne du CCI sur la morale (sur lequel nous reviendrons éventuellement), le "Texte d'orientation" du "nouveau" CCI, Marxisme et éthique, commence vraiment au troisième chapitre avec le développement d'une idée qui représente le coeur théorique de ce texte :

"La morale est un guide indispensable de comportement dans le monde culturel de l’humanité. Elle permet d’identifier les principes et les règles de vie commune des membres de la société. La solidarité, la sensibilité, la générosité, le soutien aux nécessiteux, l’honnêteté, l’attitude amicale et la bienveillance, la modestie, la solidarité entre générations sont des trésors qui appartiennent à l’héritage moral de l’humanité. Ce sont des qualités sans lesquelles la vie en société devient impossible. C’est pourquoi les êtres humains ont toujours reconnu leur valeur, tout comme l’indifférence envers les autres, la brutalité, l’avidité, l’envie, l’arrogance et la vanité, la malhonnêteté et le mensonge ont toujours provoqué la désapprobation et l’indignation" (Marxisme et éthique.- La nature de la morale. CCI, nous soulignons ici ainsi que dans les citations suivantes ).

La morale, selon le CCI actuel, est donc un "guide indispensable de comportement" formé par des "principes", des "règles" et des "qualités" valables pour "la société" dans son ensemble, c'est-à-dire pour tous les "les êtres humains" sans distinction, pour toute "l'humanité" ; et dans la mesure où les valeurs morales forment un "héritage", un patrimoine de "l'humanité" et où les "êtres humains" ont toujours reconnu les qualités morales, la morale est non seulement unique, mais aussi éternelle, valable en tous temps. Le fondement théorique du Texte du CCI est donc l'idée de l'existence d'une morale humaine générale, indépendante et au-dessus des divisions qui ont existé jusqu'à maintenant dans la société humaine, et tout particulièrement indépendante et au-dessus des classes sociales. Bien sûr, le Texte affirme l'existence de différentes morales en lien avec les différentes époques historiques, avec les groupes ou classes sociales. Mais il le fait soit comme si elles n'étaient que des expressions particulières de la morale générale, soit comme s'il existait une sorte de morale "humaine"qui transcenderait toute morale particulière ou "de classe". Voyons seulement quelques exemples :

"Une autre caractéristique fondamentale de la morale réside dans le fait que, tout en exprimant les besoins de la société dans son ensemble, son existence est inséparable de la vie intime de l’être humain..." (Marxisme et éthique.- La nature de la morale. CCI).

"Les sentiments moraux de la société dans son ensemble ont toujours été utilisés par les exploiteurs..." (Marxisme et éthique.- Les causes des réserves envers le concept de morale prolétarienne après 1968).

"...le prolétariat est la seule classe de l’histoire qui puisse (...) libérer la morale, et donc l’humanité, du fléau de la "mauvaise conscience" (idem).

Selon le CCI donc, dans une société de classes, et en particulier dans le capitalisme, une morale propre à "la société dans son ensemble" existe avant tout et toujours au-dessus de ces classes ; ceci est réaffirmé quand il est dit que la morale est "utilisée" par les exploiteurs ou que le prolétariat doit la "libérer" (sic !).

Autre exemple :

« Le caractère de classe d’une morale donnée ne doit pas nous faire perdre de vue le fait que tout système moral contient des éléments humains généraux qui contribuent à la préservation de la société à un stade de son développement. » (Marxisme et éthique.- La nature de la morale. CCI).

Ici, l'idée ne peut être plus limpide : les différentes morales de "classe" ne sont que des enveloppes qui "contiennent" ce qui est véritablement essentiel, c'est-à-dire les éléments moraux "humains généraux" qui "préservent la société". Pour le CCI actuel, cette "morale humaine générale" constitue le véritable ciment de la société. Et, pour qu'il ne subsiste aucun doute, tout ce qui précède est souligné au moyen de la théorie de la "décomposition sociale" du "nouveau" CCI :

« ...le capitalisme est entré dans sa phase terminale de décomposition, caractérisée par la dissolution graduelle non seulement des valeurs sociales mais de la société elle-même. Aujourd’hui, face au "chacun pour soi", à la tendance au délitement du tissu social et à la corrosion de toutes les valeurs morales... » (Marxisme et éthique.- Le problème de la décomposition... CCI).

Depuis quelques années, le CCI a exposé que "le capitalisme en décomposition" tendait à provoquer la "perte d'identité de classe du prolétariat" ou "les difficultés pour le développement de sa conscience". Maintenant, le CCI exprime un nouveau souci, non pour la conscience, ni pour la morale du prolétariat, mais avant tout pour la dissolution des "valeurs sociales" (sic !), pour la "corrosion de toutes les valeurs morales" humaines générales.

Cette idée d'une morale humaine générale qui plane au-dessus des morales historiques et concrètes de classe, idée qui est la ligne directrice parcourant les deux parties déjà publiées de ce Texte d'orientation, de son introduction à sa conclusion, et autour de laquelle tourne constamment son argumentation, a une signification grave et profonde concernant le CCI actuel : elle signifie avant tout un abandon total de la méthode matérialiste historique du marxisme 2.

Marx, dans La Sainte famille (ch. 5-2, Le mystère de la construction spéculative), affirme que "quelques mots suffiront pour caractériser la construction spéculative en général". La morale humaine générale mise en avant par le CCI nous fournit un parfait exemple de ce type de construction. Poursuivons avec Marx en reprenant un passage de La Sainte famille sur la construction spéculative, dans lequel nous nous contenterons de remplacer le mot fruit par le mot morale, ou morale humaine, et les mots pommes, poires, etc... par morale bourgeoise, morale féodale, morale prolétarienne.(*voir en fin de ce texte les passages de Marx correspondant à ceux cités ci-dessous). :

"Quand, opérant sur des réalités, [la morale esclavagiste, la morale bourgeoise, la morale prolétarienne, les morales réelles], je me forme l'idée générale [d'une morale humaine]" ; et quand, allant plus loin, je m'imagine que mon idée abstraite [de «la morale»], déduite des [morales réelles] est un être qui existe en dehors de moi et, bien plus, constitue l'essence véritable de [la morale esclavagiste, de la morale bourgeoise, de la morale prolétarienne, des morales réelles], je déclare - en langage spéculatif - que [la morale humaine] est la «substance» (ou comme dit le texte d'orientation la "nature") de [la morale bourgeoise, de la morale prolétarienne, de la morale féodale, etc.]. Je dis donc que ce qu'il y a d'essentiel dans la [morale bourgeoise ou dans la morale prolétarienne] ce n'est pas d'être [morale bourgeoise, morale prolétarienne]. Ce qui est essentiel dans ces [morales] , ce n'est pas leur être réel, [leur existence réelle, historique et concrète], mais l'essence que j'en ai abstraite et que je leur ai attribuée, l'essence de ma représentation : la morale humaine»]. Je déclare alors que la [morale féodale, la morale bourgeoise, la morale prolétarienne, etc] sont de simples formes d'existence, des modes [«de la morale humaine»] (...). [Les morales] particulières réelles ne sont plus que des [morales] apparentes, dont l'essence vraie est «la substance», [«la morale humaine»].(...).

Après avoir, des différentes [morales réelles], fait [une morale] de l'abstraction - [la morale humaine générale] - la spéculation, pour arriver à l'apparence d'un contenu réel, doit donc essayer, d'une façon ou d'une autre de revenir de la substance [de la morale], aux [morales] réelles, profanes, de différentes espèces : [à la morale féodale, à la morale bourgeoise, à la morale prolétarienne, etc.]."

Mais pour cela, après le chapitre sur La nature de la morale, le rédacteur du Texte d'orientation du CCI "va donc renoncer à l'abstraction [de la morale], mais il y renonce de façon spéculative, mystique, en ayant l'air de ne pas y renoncer. Aussi n'est-ce réellement qu'en apparence qu'il dépasse l'abstraction. (...)Les diverses [morales] profanes sont diverses manifestations vivantes de la [morale] unique [c'est-à-dire de la morale humaine] ; ce sont des cristallisations que forme [la morale] elle-même. C'est ainsi, par exemple, que dans la [morale bourgeoise, la morale humaine] se donne une existence de [morale bourgeoise], dans la [morale prolétarienne, de morale prolétarienne]. (...) [La morale humaine] n'est donc plus une unité vide, indifférenciée ; [elle] est l'unité en tant qu'universalité, en tant que «totalité» des [morales] qui forment une «série organiquement articulée» (ou comme le dit le CCI d'aujourd'hui qui forment "un tout cohérent avec un sens" 3 ). Dans chaque terme de cette série, [la morale humaine] se donne une existence plus développée, plus prononcée, pour finir, en tant que «récapitulation» de [toutes les morales], par être en même temps l'unité vivante qui tout à la fois contient, dissout en elle-même [chacune de ces morales] et les engendre. (...).

"La joie spéculative [du Texte d'orientation du CCI] consiste donc à retrouver [toutes les morales réelles], mais en tant que [morales] ayant une signification mystique supérieure, sorti[e]s de l'éther de votre cerveau, et non pas du sol matériel, incarnations [de la morale], du sujet absolu. (...) [Son] intérêt principal, c'est précisément de démontrer l'unité [de la morale] dans toutes ces manifestations de sa vie, [morale féodale, morale bourgeoise, morale prolétarienne], de démontrer par conséquent l'interdépendance mystique de ces [morales] et comment, en [chacune d'entre elles], [la morale humaine] se réalise graduellement et passe nécessairement, par exemple, de son existence en tant que [morale bourgeoise] à son existence en tant que [morale prolétarienne]".

Comme le souligne le Texte d'orientation, le caractère de classe d'une morale - c'est-à-dire les diverses morales réelles, concrètes, historiques - "ne doivent pas nous faire perdre de vue" que chacune d'entre elles contient "la morale humaine générale" qui "préserve la société".

Le rédacteur du Texte d'orientation "en exprimant ces existences de façon spéculative, a dit quelque chose d'extraordinaire. Il a accompli un miracle : à partir de l'être conceptuel irréel, [de la morale humaine], il a engendré des êtres naturels réels : [la morale bourgeoise, la morale prolétarienne, etc...]. En d'autres termes : de son propre entendement abstrait, qu'il se représente comme un sujet absolu en-dehors de lui-même, ici comme [la morale humaine], il a tiré [dans la version espagnole de La Sainte famille, c'est "il a créé"] ces [morales], et chaque fois qu'il énonce une existence il accomplit un acte créateur. [Il déclare] enfin que sa propre activité, par laquelle il passe de l'idée de [morale bourgeoise] à l'idée de [morale prolétarienne] est l'activité autonome du sujet absolu, de [la morale humaine].

Cette opération, on l'appelle en langage spéculatif : concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès interne, en tant que personne absolue, et cette façon de concevoir les choses constitue le caractère essentiel de la méthode hégélienne" que le CCI actuel reprend à son propre compte tout au long du Texte d'orientation (Voir Marx-Engels, La Sainte Famille - Chapitre V "la 'critique critique sous les traits du marchand de mystères.." 2 - Le mystère de la construction spéculative. 1844).

Mais l'abandon du matérialisme historique n'est que le point de départ de la critique que mérite le Texte d'orientation du CCI. En effet, la méthode spéculative qui y est développée n'est que la "clé" qui, comme nous le verrons par la suite, ouvre grand la porte à une série de déformations et d'abandons des positions de base du marxisme et à des concessions à l'idéologie bourgeoise, ainsi qu'à une politique toujours plus affirmée et ouvertement opportuniste.

2. Morale prolétarienne ou morale générale ? Engels ou Dühring ?

En partant de l'idée de l'existence d'une "morale humaine générale" dont l'objet est de préserver la "société" - et non pas une société particulière, réelle, mais la "société" prise dans l'abstrait (indépendamment de l'époque et des divisions sociales) -, le Texte du CCI "descend" ensuite à un niveau plus "concret", bien que toujours éthéré, en affirmant l'existence de divers "systèmes" moraux. Ces "systèmes" moraux "contiennent" nécessairement les éléments humains généraux, c'est-à-dire qu'ils sont l'incarnation de la morale générale. Le CCI continue à "descendre" dans sa spéculation jusqu'à finalement arriver à la morale "concrète", ou plutôt aux différentes morales réelles qui correspondent à des groupes sociaux déterminés, et particulièrement à des classes déterminées. Mais il le fait, comme nous le disions plus haut, sans abandonner la spéculation idéaliste, c'est-à-dire en les présentant comme autant d'enveloppes de la morale "humaine générale". C'est comme cela qu'il arrive à la conclusion - tombée du ciel - que la morale d'une classe dominante, du fait qu'elle est la morale dominante, celle qui existe réellement à un moment donné, contient "nécessairement" "l'intérêt moral général" :

"En général, la morale dominante est celle de la classe dominante. Pour cette raison [ ?] précisément, toute morale dominante, de façon à servir les intérêts de la classe dominante, doit en même temps contenir des éléments d’intérêt moral général de façon à assurer la cohésion de la société. Un de ces éléments est le développement d’une perspective ou d’un idéal de communauté sociale. Un tel idéal est un facteur indispensable pour réfréner les pulsions anti-sociales. (CCI. Marxisme et éthique, Deuxième partie.- Les effets de la décomposition du capitalisme).

Ainsi, selon le CCI actuel, la morale d'une classe dominante contient des éléments "d'intérêt général". C'est-à-dire qu'elle contient non seulement les "intérêts" de cette classe dominante, mais aussi les intérêts "généraux", ceux de tous les individus ou, dit concrètement, les intérêts des classes dominées. Ce qui signifie donc, par exemple, que les "intérêts moraux" du prolétariat sont eux-mêmes contenus dans la morale de la bourgeoisie. Ou, ce qui revient au même, que la bourgeoisie et le prolétariat partagent certains "intérêts" ; qu'ils ont des intérêts "généraux communs".

Mais pourquoi se limiter au champ de la morale ? On peut dire cela également de toutes les formes idéologiques de la classe dominante : droit, religion, philosophie... ; à savoir qu'elles "contiennent des éléments humains d'intérêts généraux". En réalité, c'est l'argutie essentielle de l'actuelle idéologie dominante contre laquelle le marxisme s'élève depuis ses origines :

"Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle.(…). Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées, donc l'expression des rapports qui font d'une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont les idées de sa domination (…) chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l'intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l'universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables." (Marx et Engels, L'idéologie allemande - Feuerbach I 3. la classe dominante et la conscience dominante).

Un quart de siècle plus tard, Engels est revenu sur cette conception fondamentale du matérialisme historique et a même montré comment, déjà au cours de la révolution bourgeoise, les intérêts du prolétariat avaient commencé à poindre ; autrement dit, comment, déjà à cette époque, la tromperie de "l'intérêt humain général" apparaissait derrière les idéaux de la nouvelle classe dominante :

"Nous savons aujourd'hui que ce règne de la raison n'était rien d'autre que le règne idéalisé de la bourgeoisie ; que la justice éternelle trouva sa réalisation dans la justice bourgeoise ; que l'égalité aboutit à l'égalité bourgeoise devant la loi ; que l'on proclama comme l'un des droits essentiels de l'homme... la propriété bourgeoise ; et que l'État rationnel (...) ne vint au monde, et ne pouvait venir au monde, que sous la forme d'une République démocratique bourgeoise."

"Mais, à côté de l'opposition entre noblesse féodale et bourgeoisie existait l'opposition universelle entre exploiteurs et exploités, riches oisifs et pauvres laborieux. Et c'est justement cette circonstance qui permit aux représentants de la bourgeoisie de se poser en représentants non pas d'une classe particulière, mais de toute l'humanité souffrante. Il y a plus. Dès sa naissance, la bourgeoisie était grevée de son contraire ; les capitalistes ne peuvent pas exister sans salariés (...) à chaque grand mouvement bourgeois, se [font] jour des mouvements indépendants de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. A ces levées de boucliers révolutionnaires d'une classe encore embryonnaire correspondaient des manifestations théoriques (...) ce n'étaient plus seulement les privilèges de classe qu'on devait supprimer, mais les différences de classes elles-mêmes" (F Engels. Anti-Dühring Introduction-I Généralités 1878).

Ainsi, le marxisme expose en premier lieu que, dans une société divisée en classes, les idées dominantes ne sont que les idées de la classe dominante, soit l'expression idéale de sa domination, et non les idées "humaines" de "valeur générale éternelle" comme le claironne précisément l'idéologie dominante elle-même. Et, en second lieu, il explique comment cette idéologie dominante adopte l'apparence de l'intérêt "général" : pour pouvoir mettre en avant ses propres intérêts de classe - c'est-à-dire abattre la noblesse féodale -, la bourgeoisie a besoin d'entraîner toutes les autres classes derrière elle, raison pour laquelle elle doit "présenter" ses intérêts de classe avec un vernis "d'intérêts communs". Une fois au pouvoir, ces intérêts se révéleront ne pas être si "généraux", mais seulement ceux de la nouvelle classe dominante.

Alors que le CCI trouve "l'intérêt général" dans l'idéologie dominante, pour le marxisme, par contre, celle-ci n'est que l'expression des rapports de classe dominants. Alors que pour le CCI, les intérêts de la classe dominée sont aussi réellement et nécessairement contenus dans les intérêts de la classe dominante (la classe dominante et la classe dominée ont des intérêts "communs"), le marxisme, au contraire, dénonce la mystification des intérêts communs comme un moyen de la classe dominante pour entraîner derrière elle les autres classes sociales et leur faire accepter la nouvelle domination de classe. Le CCI abandonne donc, sur cette question, le marxisme.

Certes, le CCI actuel ne rejette pas franchement et ouvertement le marxisme. Il l'abandonne en le déformant, en le mettant sens-dessus-dessous, en lui faisant dire exactement le contraire de ce qu'il veut exprimer. Par exemple, il met dans la bouche d'Engels la spéculation sur l'existence des "éléments moraux humains généraux" :

"Le caractère de classe d’une morale donnée ne doit pas nous faire perdre de vue le fait que tout système moral contient des éléments humains généraux qui contribuent à la préservation de la société à un stade de son développement. Comme Engels le met en évidence dans l’Anti-Dühring, la morale prolétarienne contient bien plus d’éléments de valeur humaine générale que celle des autres classes sociales parce qu’elle représente le futur contre la morale de la bourgeoisie" (Texte du CCI. La nature de la morale).

Mais il suffit de lire avec un peu d'attention l'Anti-Dühring pour se rendre compte que ce n'est pas la conception d'Engels, mais justement celle de Dühring-même, celle qu'il combat :

"Le monde moral, « tout aussi bien que celui du savoir universel a ses principes permanents et ses éléments simples », les principes moraux sont « au-dessus de l'histoire et également au-dessus des distinctions actuelles de caractères nationaux » (…) « Dans les questions morales, la négation des principes universels se cramponne aux diversités géographiques et historiques des mœurs et des principes, et (…) se croit vraiment dispensée de reconnaître la validité sérieuse et l'efficacité réelle d'instincts moraux concordants. Ce scepticisme dissolvant (…) aboutit finalement à un néant effectif » (…)" E. Dühring cité par Engels dans l'Anti-Dühring Philosophie - IX - La morale et le droit. Vérités éternelles. 1878).

Pour Dühring donc, les différences dans les règles morales des différents peuples "ne doivent pas faire perdre de vue" l'existence des "éléments simples et les principes moraux généraux". De la même manière, pour l'actuel CCI, les différences dans les règles morales des différentes classes "ne doivent pas non plus nous faire perdre de vue" l'existence "d'éléments humains généraux". Le CCI se réapproprie presque littéralement les mots de Dühring. (La seule différence "substantielle" est que le Texte d'orientation du CCI limite les "principes moraux de valeur générale" à "l'être humain" alors que Dühring les considère valables aussi pour les habitants d'autres mondes ; quant à Kant, la validité impérative des principes moraux généraux s'étend pour lui jusqu'à "l'Etre supérieur").

C'est justement cette spéculation idéaliste sur les "principes humains à valeur générale" qui est précisément au centre du combat d'Engels :

"C'est pourquoi nous repoussons toute prétention de nous imposer quelque dogmatisme moral que ce soit comme loi éthique éternelle, définitive, désormais immuable, sous le prétexte que le monde moral a lui aussi ses principes permanents qui sont au-dessus de l'histoire et des différences nationales. Nous affirmons, au contraire, que toute théorie morale du passé est, en dernière analyse, le produit de la situation économique de la société de son temps. Et de même que la société a évolué jusqu'ici dans des oppositions de classes, la morale a été constamment une morale de classe ; ou bien elle justifiait la domination et les intérêts de la classe dominante, ou bien elle représentait, dès que la classe opprimée devenait assez puissante, la révolte contre cette domination et les intérêts d'avenir des opprimés. (…) Une morale réellement humaine, placée au-dessus des oppositions de classe et de leur souvenir, ne devient possible qu'à un niveau de la société où on a non seulement vaincu, mais oublié pour la pratique de la vie, l'opposition des classes." (F. Engels dans l'Anti-Dühring Philosophie - IX - La morale et le droit. Vérités éternelles. 1878)

Pour le marxisme, l'idéologie dominante actuelle a pour fonction de "justifier la domination et les intérêts de la classe dominante", de renforcer la mystification au sein du prolétariat que la société capitaliste actuelle est l'unique "société humaine" possible avec sa "démocratie", qu'il suffit simplement "d'améliorer" ou d'en ôter les "mauvais côtés". En montrant que l'idéologie régnant actuellement n'est que l'idéologie de la classe dominante dont les intérêts se cachent derrière des mystifications de "valeur humaine générale", le marxisme éclaire le chemin du prolétariat vers sa conscience de classe révolutionnaire ; vers la rupture avec cette idéologie et vers la compréhension qu'existent des conditions historiques et matérielles pour édifier une société différente, sans exploitation salariée, sans classes sociales et pour laquelle il est nécessaire au préalable de mettre à bas l'actuel ordre social.

En opposition, pour le Texte d'orientation des liquidationnistes du CCI actuel, l'idéologie dominante contient des "éléments de valeur humaine générale". Ce texte contribue ainsi à valider, à renforcer l'idéologie dominante. Plus encore, il ouvre, au moins au plan de la "morale", une aire de collaboration entre les classes, à l'intersection de ce qui, selon le CCI actuel, correspondrait aux "intérêts généraux", communs tant à la bourgeoisie qu'au prolétariat.

3. Marxisme ou révisionnisme ? Trotsky ou Henri De Man ?

Une fois que le Texte d'orientation du CCI a "établi" le principe selon lequel les morales de classe ne sont que des formes qui incarnent la "morale de valeur humaine général", il se lance dans une croisade morale dans toutes les directions pour "appliquer" ce principe. Ses résultats sont plus que surprenants. Prenons le chapitre "exemplaire" Le combat du marxisme contre l'utilitarisme éthique :

"En dépit de ses faiblesses, le matérialisme bourgeois, en particulier sous sa forme utilitariste - avec le concept que la morale est l’expression d’intérêts réels et objectifs - représentait un énorme pas en avant dans la théorie éthique. (...) La classe ouvrière, dès les premiers temps, tirait déjà ses propres conclusions socialistes de cette démarche. (...) l’influence de la démarche utilitariste est restée forte au sein du mouvement ouvrier, même après le surgissement du marxisme.

Les premiers socialistes ont révolutionné la théorie de Bentham, en appliquant ses postulats de base aux classes sociales plutôt qu’aux individus, préparant ainsi la voie à la compréhension de la nature sociale et de classe de l’histoire de la morale. (...) Mais malgré le progrès que cela représentait, cet utilitarisme, même sous sa forme prolétarienne, laissait tout un tas de questions sans réponse.

Premièrement, si la morale n’est rien d’autre que la codification d’intérêts matériels, elle devient elle-même superflue et disparaît en tant que facteur social en lui-même. (...) En particulier, l’identité entre intérêt et morale implique, comme les jésuites l’avaient déjà affirmé, que la fin justifie les moyens.

Deuxièmement, en prenant pour postulat que les classes sociales représentent des "individus collectifs" qui poursuivent simplement leurs propres intérêts, l’histoire apparaît comme une dispute sans aucun sens, dont ce qu’il en ressort est peut être important pour les classes concernées mais pas pour la société dans son ensemble. (...)

Troisièmement, la démarche utilitaire conduit à un rationalisme stérile qui élimine les émotions sociales de la vie morale.

Les conséquences négatives de ces restes utilitaristes bourgeois sont devenues visibles (...). L’investigation sur le complot de l’Alliance contre l’internationale, (...) révèle "l’introduction de l’anarchie dans la morale" au travers d’un "jésuitisme" qui "pousse l’immoralité de la bourgeoisie jusqu'à ses ultimes conséquences".

(...) le mouvement ouvrier dans son ensemble n’a pas assimilé en profondeur les leçons de la lutte contre le bakouninisme. Dans son Matérialisme historique, Boukharine présente les normes de l’éthique comme de simples règles et règlements. (...)

Mais le renforcement de la morale utilitariste après 1917 en URSS était par dessus tout l’expression des besoins de l’État transitoire. (...) Même Trotsky n’est pas indemne de cette influence, puisque dans "Leur morale et la nôtre", dans une défense inavouée de la répression de Kronstadt, il défend au fond la formule selon laquelle "la fin justifie les moyens".

C’est tout à fait vrai que chaque classe sociale tend à identifier le "bien" et la "vertu" à ses propres intérêts. Néanmoins, intérêt et morale ne sont pas identiques. L’influence de classe sur les valeurs sociales est extrêmement complexe, puisqu’elle intègre la position d’une classe donnée dans le processus de production et la lutte de classe, ses traditions, ses buts et ses attentes pour le futur, sa part dans la culture tout autant que la façon dont tout cela se manifeste sous la forme du mode de vie, des émotions, des intuitions et des aspirations. (...)

En opposition à la confusion utilitariste entre intérêt et morale (ou "devoir" comme il le formule ici), Dietzgen distingue les deux. « L’intérêt représente davantage le bonheur concret, présent, tangible ; le devoir au contraire, le bonheur général, élargi, conçu aussi pour l’avenir » (...)

En réaction aux affirmations idéalistes de l’invariance de la morale, l’utilitarisme social tombe dans l’autre extrême et insiste si unilatéralement sur sa nature transitoire qu’il perd de vue l’existence de valeurs communes qui donnent une cohésion à la société, et de progrès éthiques. La continuité du sentiment de communauté n’est pas cependant une fiction métaphysique. (...)".

(CCI. Marxisme et éthique, Deuxième partie.- Le combat du marxisme contre l’utilitarisme éthique).

Analysons les points de ce "combat" du CCI actuel contre "l'utilitarisme éthique" :

1) Nous avons dû citer largement le chapitre pour montrer, en premier lieu, comment le CCI des liquidateurs tisse "le lien historique" de ce qu'il appelle "l'utilitarisme éthique" ; une fois qu'a été définie, de manière spéculative, l'existence d'une "morale générale" planant au-dessus de l'histoire, rien ne lui est plus facile et "logique" que de faire apparaître aussi une "amoralité générale" tout au long de l'histoire. De cette manière, il lui suffit d'attribuer à une personne déterminée une conduite basée sur un quelconque principe "amoral" - par exemple celui selon lequel "la fin justifie les moyens" - pour le jeter dans la poubelle des "mauvais" de l'histoire. C'est ainsi que le CCI, en partant du bourgeois Bentham et en passant par les socialistes prémarxistes et l'anarchiste Bakounine, en arrive enfin à sa cible : le parti bolchevique !

Nous reviendrons un peu plus loin sur la position du "nouveau" CCI concernant les bolcheviques. Pour le moment, nous nous contentons de signaler vers où conduit son raisonnement : si une "valeur" ou "une "conduite" est jugée "mauvaise", "immorale" ou "amorale" d'un point de vue "humain général", la nature de classe de cette conduite perd toute importance. Dans ce sens, par exemple quand les capitalistes "cachent" aux ouvriers leurs plans pour mener à bien un licenciement massif, c'est aussi "immoral" que quand les ouvriers "cachent" à la bourgeoisie leur intention de se lancer sans préavis dans une grève. De même la "brutalité" serait tout aussi condamnable dans le cas où, par exemple, la police anti-émeutes en viendrait à cogner sur des cranes d'ouvriers pour en finir avec une grève que dans le cas où des ouvriers prendraient des bâtons pour essayer de soutenir leur grève et qu'ils tapent à leur tour sur quelques cranes de policiers. Mais plus encore, la "guerre" - la lutte armée entre deux camps - serait tout aussi condamnable qu'il s'agisse d'une guerre impérialiste ou d'une guerre révolutionnaire de classe. La méthode du jugement moral que le CCI établit ainsi fait abstraction complète du contenu de l'action concrète, de son objectif et surtout de son caractère de classe.

De fait, quand le CCI situe la violence contre son prochain dans la catégorie des valeurs "mauvaises", des "pulsions antisociales", il devrait logiquement et clairement rejeter la violence de classe du prolétariat et encore plus la nécessité de l'insurrection prolétarienne. Mais le rédacteur du Texte d'orientation du CCI "cache" volontairement cette conclusion ; il trompe ses lecteurs ; il passe son temps à jouer avec les mots "brutalité", "pulsions", "combativité" et "violence" sans dire franchement sa position : d'un côté, il met dans ce qui est "mauvais" la "brutalité" tout en faisant silence sur le concept de "violence", de l'autre, il reconnaît la "nécessité" de la violence de classe en évitant à tout prix de mettre en avant sa nécessaire "brutalité". Cependant, le CCI actuel n'est pas le premier, loin de là, à mettre en avant la question des valeurs morales et immorales générales valables pour toutes les classes : c'est exactement ce que De Man 4 défendait il y a 80 ans, tout en étant beaucoup plus conséquent :

"Ce n'est pas par un mauvais moyen, la participation à la guerre, que l'on peut atteindre un bon but, la suppression de la guerre, car le moyen de la guerre met en action des mobiles passionnels qui sont des mobiles de guerre, aggravent et prolongent celle-ci et lui survivent. Il est tout aussi impossible de réaliser la liberté par le despotisme, la démocratie par la dictature, la non-violence par l'emploi de la violence. C'est pourquoi jamais encore il n'y a eu de révolution violente qui n'ait aplani le chemin à un despote. Chaque révolution fut une de ces marches du progrès qui commencent plus haut qu'elles ne finissent. La différence d'élévation entre le commencement et la fin de la marche a toujours dépendu du degré auquel la révolution a employé la violence, la dictature et le terrorisme" (Henri de Man. Au delà du marxisme. Chapitre IX. 1926).

La logique spéculative est ici irréfutable : puisqu'on ne peut atteindre une "bonne" fin avec de "mauvais" moyens, cela signifie qu'on ne peut obtenir la suppression des guerres par la guerre et qu'une révolution violente ne peut que mener au despotisme. L'inévitable conclusion de cela est le rejet de la révolution prolétarienne violente et son remplacement par la lutte pour des "réformes" pacifistes et par la purification morale des individus. Le procédé utilisé ici consiste à vider les événements de leur contenu réel, concret (renvoyer dos à dos guerre impérialiste et révolution) et à les interpréter à partir d'un quelconque principe abstrait préétabli ; dans ce cas, celui selon lequel "la violence est mauvaise".

2) "Intérêt et morale ne sont pas identiques". Ici le rédacteur du Texte d'orientation utilise une argumentation sans consistance : il parle indistinctement de trois concepts très différents : les intérêts de classe, les intérêts matériels et les intérêts individuels égoïstes. Ainsi, il se permet de mettre en balance le concept abstrait de "l'intérêt" - n'importe quel intérêt - à "la morale". "L'intérêt" serait l'immédiat, l'égoïste, le matériel ; quant à la "morale", ce serait le futur radieux, l'altruisme, l'idéal. Ce raisonnement est très familier aux ouvriers : c'est exactement celui que la bourgeoisie leur tient quand ils se lancent dans la lutte ; ne défendent-ils pas "uniquement" leurs "intérêts matériels égoïstes et immédiats" au lieu de se soucier de la "communauté" à laquelle ils nuisent avec leur grève ? Ne mettent-ils pas en cause "le futur de la patrie, de la nation", de "leurs enfants"... ?

Mais poursuivons avec le raisonnement du Texte d'orientation. Les "intérêts" - y inclus les intérêts de classe - correspondent à "l'immédiat", à "l'égoïsme" et au "matériel". Très bien. Qu'est-ce qui leur serait donc supérieur ? Selon le Texte d'orientation lui même : "les valeurs communes qui donnent une cohésion à la société". Mais, n'oublions pas que selon le CCI de la liquidation, dans le monde actuel et réel, le dépositaire de ces "valeurs communes" est la morale dominante :

"La morale dominante est celle de la classe dominante. Pour cette raison précisément, toute morale dominante, de façon à servir les intérêts de la classe dominante, doit en même temps contenir des éléments d’intérêt moral général de façon à assurer la cohésion de la société" (CCI. Op. Cit., Deuxième partie.- Les effets de la décomposition du capitalisme).

Aucun doute, là-aussi on retrouve exactement le raisonnement logique d'Henri de Man (au point qu'on a l'impression que le rédacteur du Texte d'orientation l'a plagié, ce qui, connaissant sa probité morale, est bien sûr quelque chose d'impossible ; il ne doit s'agir que d'une simple coïncidence). La seule différence est que De Man est plus clair et plus direct :

"La moralité de chaque époque, que le marxisme décrit comme la moralité de la classe dominante de cette époque, est par cela même la moralité de toutes les classes de cette époque. La domination d'une classe repose uniquement en dernière analyse sur ce qu'elle crée des conditions qui imposent ou suggèrent aux autres classes les normes de sa moralité. (...) Aucune révolution ne se réclame de droits de l'homme nouvellement découverts. Chacune revendique les droits éternels de l'homme. Elle se base sur le passé pour proclamer que ces droits découlent de la nature morale de l'homme et accuse le présent de faire violence à cette nature" (Henri de Man. Au delà du marxisme. Chapitre VIII. 1926).

Il doit s'agir également d'une simple coïncidence si le CCI argumente, encore et encore, sur le fait que le capitalisme "viole" la nature morale de l'homme : "La tendance de la société bourgeoise est d’éroder les acquis moraux de l’humanité qui se sont accumulés au cours de milliers d’années" (CCI. Op cit.- La lutte contre la morale bourgeoise).

Bien, mais quelle est la conclusion qui découle logiquement du raisonnement du "CCI-De Man" ? Si la morale de la classe dominante est la morale humaine d'une époque déterminée ("elle contient des éléments" de la morale humaine) et si la morale doit primer sur n'importe quel "intérêt", il s'ensuit que les valeurs de la bourgeoisie doivent primer sur les intérêts de classe du prolétariat. Par exemple, la défense de la nation (défense de la "communauté humaine générale", de la "cohésion sociale") prime sur la lutte des classes (défense des "intérêts égoïstes, immédiats et matériels"). Telle est, ni plus ni moins, la conclusion à laquelle aboutit De Man.

Pour sa part, le CCI arrive au seuil de cette même conclusion et il s'arrête là : "Malgré son caractère trompeur et de plus en plus barbare, la nation est le seul idéal que la bourgeoisie peut brandir pour donner une cohésion à la société" (CCI. Marxisme et éthique, Deuxième partie.- Les effets de la décomposition du capitalisme).

De Man lui indique quel est le pas suivant.

3) Si "... les classes sociales poursuivent simplement leurs propres intérêts, l’histoire apparaît comme une dispute sans aucun sens, dont ce qu’il en ressort est peut être important pour les classes concernées mais pas pour la société dans son ensemble" (Texte d'orientation du CCI).

Nous avons ici la même idée, exprimée d'une autre manière : l'objectif de "la société dans son ensemble", c'est-à-dire sa cohésion, prime sur "l'intérêt" de toute classe sociale, c'est-à-dire sur la lutte de classes. La seule nouveauté ici est que, pour le CCI actuel, si les classes poursuivent leurs intérêts, cela signifie que la lutte des classes est une simple "dispute sans aucun sens", sans importance pour la "société dans son ensemble". Ainsi, d'un trait de plume, juste en passant, une des leçons fondamentales du marxisme est jetée à la poubelle : "L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes" (Marx et Engels. Le Manifeste Communiste).

Bien sûr, le CCI ne dit pas que l'histoire n'a aucun sens. Tout au contraire : le CCI attribue ici à l'histoire un "sens", une "fin"qui va bien plus loin que les disputes terre-à-terre et vulgaires entre les classes : "L’histoire a un sens et forme un tout cohérent" (CCI. Op cit.- Le marxisme et les origines de la morale).

Mais d'où proviennent ce "sens" et cette "cohérence" s'ils sont au-delà des intérêts des classes réelles et concrètes qui se sont succédées, au-delà donc du "matériel" ? Quoi ou qui a donné à l'histoire ce "sens" et cette "cohérence" ? La spéculation idéaliste recommence à s'élever du terre-à-terre à l'éthéré. Le "sens et la cohérence de l'histoire" qui planent au-dessus des luttes de classes réelles ne peuvent être attribués alors qu'au Grand Architecte du monde ou bien à la nature humaine :

"Située au-dessus des classes, la morale conduit inévitablement à l'admission d'une substance particulière, d'un sens moral absolu qui n'est que le timide pseudonyme philosophique de Dieu. La morale indépendante des "fins", c'est-à-dire de la société - qu'on la déduise des vérités éternelles ou de la "nature humaine" - n'est au bout du compte qu'un aspect de la "théologie naturelle". Les cieux demeurent la seule position fortifiée d'où l'on puisse combattre le matérialisme dialectique" (L. Trotsky ; Leur morale et la nôtre – Chap. Amoralité marxiste et vérités éternelles, 1938).

Et encore une fois, sur ce point, nous retrouvons par coïncidence - tant de coïncidences semblent même être un miracle ! - ce qu'Henri De Man avait développé, en plus clair et jusqu'au bout, c'est-à-dire la conception même du CCI actuel sur l'histoire comme étant "quelque chose de plus que les luttes de classes pour des intérêts matériels dépourvus de sens", comme étant un "tout cohérent avec une "grande fin" :

"Si donc on voit dans le socialisme quelque chose d'autre et de plus qu'une antithèse du capitalisme moderne, et si on le rapporte à ses racines morales et intellectuelles, on trouvera que ces racines sont les mêmes que celles de toute notre civilisation occidentale. Le christianisme, la démocratie et le socialisme ne sont plus alors, même au point de vue historique, que trois formes d'une seule idée. (...) Chacun des faits de cette histoire (...) tout cela n'est plus qu'une série d'étapes dans une vaste évolution vers un grand but. Et chaque action qui nous rapproche de ce but nous relie à l'effort global de toute l'humanité" (Henri de Man. Au delà du marxisme. Chapitre III).

Bien sûr, le Texte d'orientation ne perd pas l'occasion d'évoquer les Dix Commandements judéo-chrétiens dans le cadre de l'évolution vers la grande fin : "Le prolétariat intègre dans son mouvement d’anciennes règles de la communauté tout autant que les acquis des manifestations les plus récentes et complexes de la culture morale. Il s’agit aussi bien de règles élémentaires telles que l’interdiction du vol et du meurtre" (CCI. Op cit.- La morale du prolétariat).

Cependant, de nouveau, il s'arrête au seuil et n'arrive pas à identifier explicitement le socialisme avec la religion chrétienne et la démocratie bourgeoise, comme De Man le fait de manière plus conséquente avec ses prémisses logiques.

Mais descendons de la spéculation éthérée sur le "tout cohérent" et la "grande fin" de l'histoire et retournons à la terre-à-terre lutte des classes. A quoi se réduit - dans la pratique politique - tout ce charabia ? Au parlementarisme le plus prosaïque.

"À la longue, un parti qui veut recruter des adhérents, et notamment des électeurs, ne peut pas renoncer à faire appel aux mobiles qui font apparaître son programme comme un programme d'intérêt général. La théorie marxiste peut donc nier tant qu'elle veut l'existence de liens sociaux supérieurs aux intérêts de classe, la pratique fait litière de ces scrupules et établit un compromis là où le dogme édifie une contradiction. En réalité, l'existence de partis de classe n'est nullement incompatible avec les principes fondamentaux de la démocratie politique" (H. De Man.- Op cit. Chap III).

Le CCI actuel, lui, ne semble pas intéressé par le parlementarisme. Cependant, il partage avec De Man le fondement selon lequel "des liens sociaux supérieurs aux intérêts de classe existent", en particulier des "liens moraux". Rejoignant De Man, le CCI actuel affirme que "l'existence de morales de classe n'est pas incompatible avec les principes fondamentaux (humains généraux) contenus dans la morale dominante démocratique". Ce qui, nous le soulignons encore une fois, ouvre au CCI un large champ pour la collaboration entre les classes.

4) "L’’identité entre intérêt et morale implique, comme les jésuites l’avaient déjà affirmé, que la fin justifie les moyens" (Texte d'orientation du CCI).

Nous en arrivons au principe fondamental à partir duquel, selon le CCI d'aujourd'hui, s'est tissée la sombre histoire de "l'amoralité humaine générale", soit que "la fin justifie les moyens". Le Texte d'orientation se lance, comme la Sainte Inquisition, dans le combat contre ce principe (et ses adeptes) qui, tel le diable, réapparaît encore et toujours dans l'histoire. Finalement le CCI nous rappelle, à la façon des Tables de la Loi, la "la formulation correcte du problème"  :

"En ce qui concerne les rapports entre la fin et les moyens, la formulation correcte du problème n’est pas que la fin justifie les moyens mais que le but influe sur les moyens et que les moyens influent sur le but. Les deux termes de la contradiction se déterminent mutuellement et se conditionnent l’un l’autre. De plus, la fin et les moyens ne sont autres que des maillons dans une chaîne historique, dont chaque fin est en retour un moyen d’atteindre un but plus élevé" (CCI. Op. Cit., Deuxième partie.- Le combat du marxisme contre l’utilitarisme éthique).

Très bien ! La seule objection que nous avons quant à cette "formulation correcte du problème" c'est qu'elle "oublie" de mentionner sa source. Il s'agit de l'un des principaux accusés (par le CCI actuel) de jésuitisme : Trotsky lui-même !

"Il serait cependant naïf d'attendre de ce principe des lumières sur la question pratique suivante : que peut-on et que ne peut-on pas faire ? La fin qui justifie les moyens suscite d'ailleurs la question : et qu'est-ce qui justifie la fin ? Dans la vie pratique comme dans le mouvement de l'histoire la fin et les moyens changent sans cesse de place. La machine en construction est la "fin" de la production pour ensuite devenir, installée dans l'usine, un "moyen" de production. (…). Sans avoir rien d'immoral, le principe attribué aux Jésuites ne résout pas le problème moral." (L. Trotsky Op. Cit. Jésuitisme et utilitarisme).

"(…) Le moyen ne peut être justifié que par la fin. Mais la fin a aussi besoin de justification. Du point de vue du marxisme, qui exprime les intérêts historiques du prolétariat, la fin est justifiée si elle mène à l'accroissement du pouvoir de l'homme sur la nature et à l'abolition du pouvoir de l'homme sur l'homme."

(…) "Le moraliste insiste encore : serait-ce que dans la lutte des classes contre le capitalisme tous les moyens sont permis ? Le mensonge, le faux, la trahison, l'assassinat "et cætera" ? Nous lui répondons ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent la cohésion du prolétariat, lui insufflent dans l'âme une haine inextinguible de l'oppression, lui apprennent à mépriser la morale officielle et ses suiveurs démocrates, le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique, augmentent son courage et son abnégation. Il découle de là précisément que tous les moyens ne sont point permis. Quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d'entre ses moyens, les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et leur organisation en y substituant l'adoration des "chefs"." (L. Trotsky – Op. Cit. Interdépendance dialectique de la fin et des moyens)

Comme nous le voyons, "l'unique" différence sur ce point entre le CCI actuel et Trotsky est : alors que le premier exprime la "formulation correcte" dans des termes purement abstraits, "philosophiques", vide de contenu, le second au contraire se situe fermement sur le terrain de la réalité de la lutte des classes, des leçons pratiques pour la classe ouvrière.

Bien sûr, ce qui précède ne signifie pas que la spéculation idéaliste ne descende pas, parfois, sur le terrain de l'histoire prosaïque, réelle, comme nous allons le voir tout de suite.

4. Kronstadt : reflux de la révolution ou amoralité bolchevique - le "vieux" CCI ou le CCI "actuel" ?

Nous avons considéré nécessaire d'examiner à part la "critique" du parti bolchevique par le Texte d'orientation. Pour "prouver" le jésuitisme des bolchéviques, le Texte d'orientation du CCI ne pouvait recourir à meilleur "exemple" qu'à la tragédie de Kronstadt :

"Même Trotsky n’est pas indemne de cette influence, puisque dans Leur morale et la nôtre, dans une défense inavouée de la répression de Kronstadt, il défend au fond la formule selon laquelle "la fin justifie les moyens".

(...)... l’élimination du côté émotionnel de la morale par la démarche de l’utilitarisme matérialiste mécaniciste est typiquement bourgeoise. Dans cette démarche, l’usage des mensonges, de la tromperie est moralement supérieur s’il sert à l’accomplissement d’un but donné. Mais les mensonges qu’ont fait circuler les bolcheviks pour justifier la répression de Kronstadt, ont non seulement miné la confiance de la classe dans le parti mais ont aussi sapé la conviction des bolcheviks eux-mêmes." (CCI. Marxisme et éthique, Deuxième partie.- Le combat du marxisme contre l’utilitarisme éthique).

En somme, tout ce qui - à l'évidence - doit être dénoncé comme indigne et immoral - c'est-à-dire la supposée "morale utilitaire" des bolcheviques, leur prétendu jésuitisme, leur "défense" du principe selon lequel la fin justifie les moyens, leur "recours" aux mensonges et aux tromperies - serait prouvé par la répression de Kronstadt. Bien, nous prenons note. Telle est la position du CCI actuel.

Nous sommes certains d'une chose, c'est que le CCI n'est pas le découvreur du "jésuitisme" du parti bolchevique : depuis toujours, ça a été un des arguments préférés des idéologues de la bourgeoisie afin de provoquer le rejet par les masses prolétariennes du parti le plus révolutionnaire de l'histoire. La seule "originalité" du CCI se situe au niveau de son utilisation de la tragédie de Kronstadt à cette même fin. Quant à l'accusation de jésuitisme, nous préférons laisser au vieux parti bolchevique le soin d'assurer sa propre défense :

"Penchons-nous un peu plus bas et prêtons l'oreille aux propos de ces détracteurs "révolutionnaires" de l'amoralisme bolchevik. La "Neuer Weg", adoptant le ton d'un éloge à double sens, écrit que les bolcheviks se distinguent avantageusement des autres partis en ce qu'ils n'ont point d'hypocrisie : ils proclament tout haut ce que les autres font en silence et, par exemple, appliquent ainsi le principe que "la fin justifie les moyens". De l'avis de la "Neuer Weg", cette règle "bourgeoise" est incompatible avec un "mouvement socialiste sain". "Le mensonge et pire encore ne sont pas des moyens permis dans la lutte, comme le considérait encore Lénine". (…) Nous arrivons ainsi à conclure que le mensonge, la violence et l'assassinat sont incompatibles avec "un mouvement socialiste sain". Mais que faire de la révolution ? La guerre civile est la plus cruelle des guerres (…) la fin justifie, dans certaines circonstances "des moyens" tels que la violence et le meurtre. Point n'est besoin de parler du mensonge ! La guerre est aussi inconcevable sans mensonge que la machine sans graissage.

Et pourtant le mensonge et la violence ne sont-ils pas à condamner en "eux-mêmes" ? Assurément, à condamner en même temps que la société, divisée en classes, qui les engendre. La société sans antagonismes sociaux sera, cela va de soi, sans mensonge et sans violence. Mais on ne peut jeter vers elle un pont que par les méthodes de violence. La révolution est elle-même le produit de la société divisée en classes dont elle porte nécessairement les marques. Du point de vue des "vérités éternelles" la révolution est naturellement "immorale". Ce qui nous apprend seulement que la morale idéaliste est contre-révolutionnaire, c'est-à-dire au service des exploiteurs.

"Mais la guerre civile, -- dira peut-être le philosophe, pris de court -- est une pénible exception. En temps de paix, un mouvement socialiste sain doit se passer de mensonge et de violence." Ce n'est que piteuse dérobade. Il n'y a pas de frontières infranchissables entre la pacifique lutte des classes et la révolution. Chaque grève contient en germe tous les éléments de la guerre civile. Les deux parties en présence s'efforcent de se donner mutuellement une idée exagérée de leur degré de résolution et de leurs ressources. Grâce à leur presse, à leurs agents et à leurs mouchards, les capitalistes cherchent à intimider et démoraliser les grévistes. Lorsque la persuasion se révèle inopérante, les piquets de grève sont, de leur côté, réduits à recourir à la force. On voit ainsi que "le mensonge et pire encore" sont inséparables de la lutte des classes dès sa forme embryonnaire. Il reste à ajouter que les notions de vérité et de mensonge sont nées des contradictions sociales" (L. Trotsky 1938. Leur morale et la nôtre. Morale et révolution).

Pour notre part, nous nous permettrons de rappeler ce qu'est la position du CCI d'avant, du CCI marxiste, révolutionnaire, sur la tragédie de Kronstadt. En 1998, à l'occasion du 80e anniversaire de la Révolution d'Octobre, la bourgeoisie relançait ses campagnes sur la mort du communisme et elle éditait livre sur livre (le plus "fameux" ayant été "le livre noir du communisme") avec lesquels elle "prouvait" la continuité entre le stalinisme et les bolcheviques, ainsi que "l'immoralité", le "jésuitisme" et les "crimes" du parti bolchevique 5. Face à tout cela, le CCI de ce temps-là, estimait nécessaire de préciser notre position sur les événements de Kronstadt car "si jusqu'à maintenant la bourgeoisie n’a pas utilisé, dans sa campagne idéologique contre le communisme et les Bolcheviks, les événements tragiques de Kronstadt, elle le fera à un moment donné (dans un bulletin interne du CCI de 1998, Synthèse de la discussion sur Kronstadt. 19/8/98).

Dès ses origines 6, le "vieux" CCI était arrivé à expliquer les conditions et les causes historiques qui conduisirent à cette tragédie au sein de la classe ouvrière et, de là, à en tirer des leçons importantes pour le futur mouvement du prolétariat : la répression de Kronstadt ne s'explique que dans le contexte du début de la dégénérescence politique de la Révolution russe ; celle-ci étant, d'abord, le produit du reflux de la révolution internationale, de l'isolement de la Russie révolutionnaire, de l'épuisement et de la démoralisation des masses après des années de guerre civile et de famine ; ce qui les a poussées à se rebeller contre l'Etat soviétique lui-même, à s'opposer aux mesures économiques et politiques chaque fois plus dures que le parti bolchevique était contraint d'instaurer dans l'attente de l'extension de la révolution ; cette extension de la révolution allait échouer et les mouvements insurrectionnels allaient être écrasés, dans tous les pays.. Par ailleurs, la dégénérescence de la révolution russe allait être "accélérée" par l'inexpérience du mouvement ouvrier lui-même et de ses partis politiques quant à l'exercice du pouvoir et par le retour, dans ce contexte de contre-révolution ascendante, à des conceptions politiques dépassées historiquement telle celle selon laquelle c'était le parti qui devait "prendre et conserver le pouvoir" au nom des masses (conception qui était non seulement celle des bolcheviques mais aussi celle de tous les partis de la 2ème Internationale). Telle est l'explication que le vrai CCI a toujours mis en avant concernant l'erreur politique commise par les bolcheviques quand ils se sont lancés dans la répression de la révolte de Kronstadt (sans oublier d'autres erreurs encore plus graves comme le retour aux traités secrets avec les gouvernements bourgeois) ; et de là il tirait la leçon que : "La violence révolutionnaire est une arme du prolétariat face et contre les autres classes. Sous aucun prétexte la violence ne saurait servir de critère ni d'instrument, au sein de la classe, parce qu'elle n’est pas un moyen de la prise de conscience" (Les leçons de Kronstadt in Revue Internationale n°3, 1975).

Mais jamais auparavant, le CCI n'avait attribué cette répression à la nature "morale" ou "immorale" des bolcheviques. Même le débat interne de 1998 - qui était centré autour de la question : Quelle est la principale cause des événements tragiques de Kronstadt ? L’erreur du parti Bolchevik sur la question de l’Etat ou l’isolement de la révolution russe ? - a précisé que, si l'article de la Revue Internationale n°3 était globalement correct, "il n’est pas pleinement satisfaisant car, du fait de ses concessions au conseillisme, il focalise sur la responsabilité du parti Bolchevik" (Synthèse de la discussion sur Kronstadt).

Ce débat avait été si riche et intéressant qu'il en était arrivé à prévoir les arguments que pourrait utiliser la bourgeoisie :

"Il faut donc analyser les événements en Russie révolutionnaire non en cherchant quel est le méchant ou l’idiot responsable, mais en comprenant leur évolution réelle concrète et comment cette évolution a pesé sur leurs acteurs. (...) Et il faut alors comparer avec ce qu’ils ont été amenés à faire dans un contexte de contre-révolution grandissante, sans tomber dans la vision infantile qui consiste à dire que les bolcheviks ont trompé tout le monde pour arriver à leurs fins." (ídem).

15 ans après ce débat, est arrivé ce qui avait été prévu. Mais l'ironie de l'histoire a voulu que l'attaque contre les bolcheviques utilisant Kronstadt provienne, non d'un quelconque "chercheur" à la solde de la bourgeoisie mais... du CCI lui-même. C'est ainsi que les liquidateurs du CCI actuel abandonnent, enterrent et trahissent, pan par pan, toutes les positions historiques que le "vieux" CCI considérait comme indispensables à transmettre à la classe ouvrière. Positions et leçons dont notre modeste fraction est l'héritière et qu'elle continue à défendre.

5. Lutte de classe ou mysticisme ? Lénine ou Tolstoï ?

Mais, une fois établie la "désapprobation et l'indignation" envers "l'immoralité" de Trotsky et du parti bolchevique, posons-nous la question : que nous offre en échange le CCI actuel ? Nous avons déjà vu comment la critique de la morale "utilitariste" conduit ce CCI vers le "socialisme éthique" et le "dépassement" du marxisme de De Man. Sur cette voie, ce CCI-là ouvre la porte au mysticisme tolstoïen et au pacifisme bourgeois. Pense-t-on qu'on exagère ? Revenons au principe de la spéculation du CCI sur la "nature de la morale" et "les valeurs éternelles" :

"La solidarité, la sensibilité, la générosité, le soutien aux nécessiteux, l’honnêteté, l’attitude amicale et la bienveillance, la modestie, la solidarité entre générations sont des trésors qui appartiennent à l’héritage moral de l’humanité. Ce sont des qualités sans lesquelles la vie en société devient impossible. C’est pourquoi les êtres humains ont toujours reconnu leur valeur, tout comme l’indifférence envers les autres, la brutalité, l’avidité, l’envie, l’arrogance et la vanité, la malhonnêteté et le mensonge ont toujours provoqué la désapprobation et l’indignation" (CCI.- Op. Cit.- La nature de la morale).

C'est à partir de cette "définition" des valeurs morales éternelles et en suivant sa propre méthode spéculative que le Texte d'orientation conclut "logiquement" que les "moyens" utilisés par les révolutionnaires tels que "les mensonges, les tromperies et la brutalité" ne sont pas justifiées par les "fins" poursuivies. Mais tout ce "raisonnement" du CCI n'est en rien original. Si nous le comparons avec ce que prêchait Tolstoï, il y a déjà un siècle, on retrouve pratiquement les mêmes termes :

"Si vous êtes de ces personnes sincères qui veulent servir le peuple au moyen de l'activité révolutionnaire socialiste, sans parler de l'insuffisance de cette fin, du bien être matériel qui jamais n'a satisfait personne, réfléchissez aux moyens dont vous disposez pour l'atteindre. Ces moyens sont : premièrement immoraux, parce qu'ils comportent le mensonge, la duperie, la violence et les massacres et deuxièmement, en aucun cas il n'atteignent leur but" (Tolstoï. Aux homme politiques. Chap. 5).

Donc, c'est en partant de "l'insuffisance" de la fin (qui ne serait, selon lui, que la "recherche" du bien-être matériel et pas le "spirituel") et de "l'immoralité" des moyens (la violence) que Tolstoï rejette de manière conséquente et ouverte toute révolution politique violente ; et, à l'inverse, il déduit que le remède aux maux sociaux réside dans le fait que les individus doivent opérer sur eux-mêmes un changement moral, un "perfectionnement intérieur" :

"(...) l'activité des hommes qui désirent servir leur prochain doit s'orienter non pas vers l'institution de formes nouvelles, mais vers le changement et au perfectionnement d'eux-mêmes et des autres hommes. [Pour Tolstoï, tout cela est évident, mais la tâche est rude parce que :] la transformation des qualités des hommes doit commencer par eux-mêmes et exige beaucoup de lutte et de travail, tandis que la transformation des formes de la vie des autres se fait avec facilité, sans travail intérieur, et a l'aspect d'une activité très grave et importante" (Tolstoï, Op. Cit. Chap. 5).

De cette manière, Tolstoï reprend la tradition mystique religieuse, notamment le christianisme "originel" qui prêchait ardemment que : "L'activité des hommes qui désirent aider à l'établissement du bien être ne peut pas viser autre chose que le perfectionnement intérieur dont l'accomplissement est expliqué dans l'Evangile en ces termes : Soyez parfait comme notre Père dans le ciel" (Tolstoï. Op. Cit.- Chap. 7).

Pour aussi ahurissant que cela puisse paraître, c'est le même raisonnement mystique tolstoïen que nous retrouvons dans le texte "d'orientation morale" du CCI. Comme Tolstoï, le prêcheur - pardon, le rédacteur - du Texte du CCI souligne que "l'idéal le plus élevé" qu'il faudrait suivre, et qui - bien sûr - requiert "beaucoup de lutte et de travail", "une lutte constante", est celle de la "perfection intérieure", c'est-à-dire "la paix intérieure et l'harmonie avec le monde" :

"Bien que les idéaux les plus élevés de l’humanité aient toujours été ceux de la paix intérieure et de l’harmonie avec le monde social et naturel qui nous entoure, ils ne peuvent être atteints que par une lutte constante. La première condition du bonheur humain est de savoir qu’on fait ce qui est nécessaire, qu’on sert, volontairement, une grande cause" (CCI. Marxisme et éthique, deuxième partie.- Le combat du Marxisme contre l’idéalisme éthique).

"Encore une nouvelle calomnie et un mensonge de la fraction !" C'est ce que vont sûrement vociférer les "liquidateurs" du CCI. Et moralement indignés, ils montreront qu'alors que Tolstoï rejette toute révolution, leur Texte d'orientation ne cesse d'insister sur la révolution prolétarienne comme "grande cause". Mais ce que précisément ce Texte révèle, encore une fois, de ce qui caractérise le "nouveau" CCI c'est l'oscillation entre deux positions antagoniques. Ce Texte n'est qu'une nouvelle expression du chemin que le CCI parcourt depuis ses positions révolutionnaires vers des positions toujours plus ouvertement collaborationnistes et même bourgeoises ; telle est sa tendance depuis 2001, tel est le processus de dégénérescence opportuniste qu'il est en train de vivre. Ainsi, concernant le sujet que nous traitons ici, l'antagonisme est clair et net.

Pour l'idéaliste mystique Tolstoï, le changement ou le"perfectionnement moral" des individus conduit, par lui-même, à un "changement politique et économique" de la société alors que les révolutions violentes ne font que les éloigner de ce "perfectionnement" :

"Le changement des propriétés des hommes et de leur conception du monde entraîne inévitablement le changement des formes dans lesquelles les hommes vécurent, tandis que les changements dans les formes de la vie non seulement n'aident pas au changement des propriétés des hommes et de leur conception du monde, mais empêchent encore plus ce changement en dirigeant sur une fausse voie l'attention et l'activité humaines". (Tolstoï. Idem)

On retrouve aussi chez De Man cette même idée fondamentale, qui est un fondement "philosophique" du pacifisme bourgeois, sur l'opposition entre la recherche de la "morale humaine", de "la paix intérieure et de l'harmonie", et les révolutions "violentes" qui ne génèrent que la démoralisation parmi les hommes :

"Toutefois, dans la mesure même où s'approfondit mon sentiment révolutionnaire, je m'éloigne de la conception superficielle et romantique d'une révolution qui essaierait de forcer par une brusque violence une croissance qui, comme toute croissance, exige du temps et de la liberté. Je crois à une tâche bien plus profonde et plus essentielle que le serait une révolution de la façon de gouverner : c'est la façon de vivre qu'il importe avant tout de changer. Il est plus essentiel et plus difficile de changer les moeurs que de changer les lois ; or, le changement des lois n'a de sens pour le socialisme que dans la mesure où elles font obstacle à la consolidation de moeurs nouvelles. La métamorphose psychologique que ceci exige ne saurait être favorisée par la violence ; la violence n'amène pas seulement une réaction chez celui qui la subit, elle démoralise en outre celui qui l'emploie" (H. De Man. Au delà du marxisme. Chapitre XVI Credo).

Pour le matérialiste dialectique Marx, au contraire, le mouvement révolutionnaire du prolétariat, le processus de "changement social" non seulement est la base de la fin de l'exploitation et des classes sociales mais aussi c'est celui qui entraîne la rupture avec l'idéologie dominante et son dépassement. C'est au cours de ce mouvement que se produit le "changement moral" des individus :

"... cette révolution n'est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu'elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l'est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l'autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles" (Marx et Engels. L'idéologie allemande. I Feuerbach. 6. 1846).

Mais le rapprochement entre le CCI nouvelle formule et Tolstoï va bien au-delà des aspects philosophiques ou moraux. Il atteint aussi le domaine politique, celui de l'intervention pratique dans la lutte des classes. La doctrine de Tolstoï n'exclut pas la politique ni les mouvements sociaux de masses. Pour lui, la disparition de l'Etat, de l'oppression politique et de l'exploitation était aussi sa "cause". La seule chose, c'est que pour lui cette cause ne devait (et ne pouvait) pas être atteinte par une révolution violente (car celle-ci rabaisse moralement les hommes), mais seulement par la propagation de la morale et de la religion chrétiennes. Politiquement, cette doctrine du "changement social" par un mouvement de purification morale et de désobéissance "civile" correspond complètement aux mouvements pacifistes bourgeois (type Gandhi - qui, il est vrai, fut aussi, en retour, un admirateur de Tolstoï - ou Martin Luther King) :

(...) l'activité raisonnable, propre à notre temps, pour les hommes de notre société chrétienne est une : la profession et la propagation, par les paroles et les actes, de la doctrine religieuse, dernière et supérieure que nous connaissons : la doctrine chrétienne, (...) mais ce christianisme vital dont la condition nécessaire est non seulement la non participation aux actes de gouvernement, mais la non obéissance à ses exigences, parce que ces exigences - depuis les impôts et douanes jusqu'aux tribunaux et armées - sont toutes contraires au vrai christianisme." (...) Tolstoï Aux hommes politiques - Chap. 5)

Le Texte d'orientation du CCI reconnaît encore la "nécessité de la violence révolutionnaire" mais il le fait à contrecoeur en prévenant contre ses "excès" et il reprend à son compte, de manière voilée, la conception de Tolstoï et de De Man selon laquelle la "violence démoralise celui qui l'emploie" :

"Même dans le contexte de la guerre civile contre l’ennemi de classe, le prolétariat doit être convaincu de la nécessité d’agir contre l’apparition de sentiments anti-sociaux tels que la vengeance, la cruauté, la volonté de détruire puisqu’ils conduisent à l’abrutissement et affaiblissent la lumière de la conscience" (CCI. Op. Cit.- Le combat du marxisme contre l’utilitarisme éthique).

Cependant, il faut noter que ce texte - Le Texte d'orientation -a été écrit il y a déjà plus de deux ans. Depuis lors, nous n'avons cessé de dénoncer les glissements vers le pacifisme bourgeois du CCI actuel : par exemple son flirt avec les campagnes "humanitaires" suite à la catastrophe du Tsunami (cf. notre bulletin 30, mars 2005), ou ses appels ouverts à manifester "pacifiquement" et à se "solidariser" avec les policiers anti-émeutes blessés durant la lutte contre le CPE en France (printemps 2006, cf. bulletin 35). Jusqu'à quel point le pacifisme bourgeois a-t-il pénétré dans le CCI d'aujourd'hui après deux ans d'endoctrinement moral - pardon, de "débat interne" - ? Regardons cela de plus près.

Que dit Tolstoï ? Essentiellement que, vu la force, les moyens de répression dont il dispose, on ne peut abattre un gouvernement par la violence. Que toute tentative de révolution violente ne débouche que sur la répression et sur un renforcement du gouvernement lui-même. De là, son prêche pour un mouvement qui transforme la morale des individus, mouvement à partir duquel ils modifient leur vie, leur environnement social "consciemment", par auto-conviction et non par la force :

"La force et la prudence des gouvernements qui défendent leur existence, sont actuellement si grandes qu'aucune ruse, tromperie, cruauté, non seulement ne pourront les renverser, mais même les ébranler. Actuellement, toute tentative de révolution ne procure qu'une nouvelle justification de la violence des gouvernements et augmente leur puissance. (...) Pour que les hommes puissent vivre de la vie commune sans s'opprimer mutuellement, ce ne sont pas les institutions soutenues par la force qui sont nécessaires, mais un état moral des hommes dans lequel par conviction intérieure et non par contrainte, ils agiront envers les autres comme ils veulent que les autres agissent envers eux" (Tolstoï. Op.cit. chap.5).

Que défend aujourd'hui, pour sa part, le CCI ? Nous en trouvons un exemple significatif dans Revolución Mundial (la publication du CCI au Mexique) lorsqu'il s'agit de tirer la leçon principale des récents événements d'Oaxaca 7:

"La première question qui apparaît à la lumière de l'histoire est que le prolétariat n'a pas beaucoup de possibilités d'opposer la violence à la violence. Les pierres et les gourdins ont peu d'efficacité contre les tanks, les armes à feu et les gaz toxiques des forces de répression. Ce n'est pas à ce niveau que la classe peut "rivaliser". Le facteur essentiel de la prochaine révolution c'est la conscience. La révolution prolétarienne mondiale n'est pas un problème de "voir celui qui cogne le plus fort", c'est son action massive et consciente qui lui donne une force supérieure, pour cela le prolétariat devra convaincre les couches non exploiteuses et marginalisées de la nécessité de détruire le capitalisme. À la répression violente du capitalisme, le prolétariat devra opposer l'arme de sa mobilisation massive et consciente." (CCI.- Oaxaca: Leçons à tirer d'un piège Revolución Mundial n°96, janvier-février 2007. Publication du CCI au Mexique).

Le raisonnement du CCI est exactement le même que celui de Tolstoï. Premièrement, on gomme le caractère de classe de la violence. En même temps, on souligne - et cela en faisant mine de s'appuyer sur l'histoire ! -que "le prolétariat n'a pas de possibilités d'opposer la violence à la violence", que la révolution n'est pas un problème de celui "qui cogne le plus fort" (phrase familière par laquelle de nouveau on nie la violence de classe). En remplacement de la violence, RM propose... la conscience ! On souligne aussi qu' "à la répression violente, le prolétariat doit opposer la mobilisation massive et consciente" qui, laisse-t-on entendre, ne peut ni ne doit être violente.

Mais de quelle "conscience" le CCI actuel parle-t-il ? Jusqu'à maintenant, nous pensions que la conscience de classe du prolétariat impliquait la conscience de la nécessité de détruire, à terme, l'Etat bourgeois - au moyen de la violence révolutionnaire, de l'insurrection, de la guerre civile -, ce qui signifie, bien sûr, une longue période de préparation, d'expérience d'affrontements de classe, de combats de classe plus ou moins violents. C'est-à-dire que "l'action massive et consciente" du prolétariat inclut nécessairement certaines méthodes de violence de classe en lien avec le développement du mouvement lui-même.

Aujourd'hui, le CCI "nouveau" met en avant la conscience et la mobilisation massive comme alternative à la violence ; il oppose la "conscience" à la "violence". Ainsi donc, selon lui, la "conscience" que devrait acquérir le prolétariat ne peut être que celle selon laquelle il doit agir de manière non-violente, selon laquelle sa mobilisation massive doit être non-violente. C'est cette "mobilisation massive et consciente" non-violente que le prolétariat et les autres exploités devraient non seulement opposer à la répression mais aussi, toujours selon le CCI actuel, qui constituerait le "facteur essentiel de la révolution" : une idée qui rejoint les doctrines de Tolstoï, De Man, Gandhi ou Martin Luther King, et tout le pacifisme bourgeois en général.

On comprend maintenant le ton élogieux, plein d'émotion et sans critique - qui a dû surprendre plus d'un lecteur et, nous l'espérons, plus d'un militant du CCI - que le Texte d'orientation utilise dans la première partie dédiée à Tolstoï. Pour sa part, Lénine avait un point de vue plus "critique" sur les positions politiques et morales de ce dernier :

"D'une part, le réalisme le plus sobre et l'absence de toute espèce de masque. D'autre part, la propagation d'une des choses les plus corrompues qui existent au monde : la religion. La tentative de remplacer les prêtres officiels de l'Etat par des prêtres de conviction morale, c'est-à-dire, cultiver le plus subtile et par conséquent le plus spécialement répugnant des genres de cléricalisme" (Lénine. Proletari n°35, 1908).

Aujourd'hui, les liquidationnistes du CCI cultivent aussi, de plus en plus, une espèce de "marxisme" clérical.

* * *

Il resterait encore à examiner plusieurs thèmes développés par le Texte d'orientation du CCI sur la morale. Cependant, la méthode que nous avons employée - c'est-à-dire remonter aux sources littéraires des positions critiquées, les citer le plus fidèlement possible - a donné à notre document de critique une extension qui dépasse de beaucoup les limites de notre plan d'origine et, sûrement aussi, celles de la patience de nos lecteurs. Nous devons donc, pour le moment, nous arrêter ici. Si cela s'avère nécessaire et si nos forces nous le permettent, nous pourrons aborder dans de prochains numéros de notre bulletin quelques uns de ces thèmes en suspens. De toute manière, il nous semble que nous avons traité les aspects essentiels.

De notre critique découle une crainte redoublée pour la trajectoire de dégénérescence opportuniste qui ronge de plus en plus profondément le CCI actuel, dégénérescence opportuniste dont le Texte d'orientation, Marxisme et éthique, constitue un pas très important. C'est la raison pour laquelle nous devons le rejeter et le combattre de manière décidée.

Théoriquement, il vient en soutien à l'idéologie dominante tout en tombant dans le plus lamentable des révisionnismes du marxisme. Il omet ou déforme grossièrement plus d'un fondement de la théorie révolutionnaire du prolétariat tandis qu'il reprend presque littéralement toute une série d'auteurs qui expriment le point de vue de la bourgeoisie 8. De manière voilée, il poursuit le travail de liquidation, un par un, des acquis théorico-politiques du "vieux" CCI. La forme embrouillée qu'il présente exprime non seulement la méthode spéculative qui lui sert d'axe, mais surtout toute son ambiguïté et son oscillation entre la défense d'une position révolutionnaire qui se maintient difficilement et celle d'une position réactionnaire qui gagne chaque fois plus de terrain.

Politiquement, en défendant le concept de "morale humaine", il ouvre grand la porte à la collaboration de classe avec la bourgeoisie. De manière immédiate, il justifie et renforce, au sein du CCI actuel, la tendance à soutenir les campagnes idéologiques, humanitaires et pacifistes de la bourgeoisie. Pour le futur, il constitue un support pour une possible trahison du prolétariat quand se présentera un moment critique dans la lutte des classes.

Il représente une attaque réelle contre le camp prolétarien, surtout pour les nouveaux éléments de ce camp, dans la mesure où, au travers d'un thème peu abordé, il introduit les vieux arguments de l'idéologie bourgeoise et de l'opportunisme de la pire espèce. Les groupes et éléments du camp prolétarien, ayant la responsabilité permanente de combattre l'opportunisme politique et le révisionnisme théorique, doivent prononcer un rejet clair de cette attaque menée par les liquidateurs du CCI.

Aux militants du CCI, avant qu'ils n'adoptent ce Texte d'orientation sur la morale, nous leur recommandons, pour le moins, de lire l'oeuvre d'Henri De Man que nous avons citée : Au-delà du marxisme. Ils y trouveront, exposés de manière beaucoup plus claire et profonde, tous les arguments du nouveau Texte d'orientation que les liquidateurs cherchent à leur imposer. Mais surtout, ils y trouveront, dès maintenant, le point d'arrivée qui leur est promis s'ils poursuivent la trajectoire dans laquelle ils se sont engagés ces dernières années et vers laquelle ce "Texte d'orientation" les "catapulte" :

"Je ne suis plus marxiste, non point parce que telle ou telle affirmation du marxisme me paraît fausse, mais bien parce que, depuis que je me suis émancipé de la façon marxiste de penser, je me sens plus près de la compréhension du socialisme, en tant que manifestation, variable selon les époques, d'une aspiration éternelle vers un ordre social conforme à notre sens moral" (H. de Man).

Mars 2007


Notes:

1. Nous nous référons au "texte d'orientation" du CCI actuel “Marxisme et éthique (débat interne au CCI)” publié en deux parties dans la Revue internationale 127 et 128 (http://fr.internationalism.org/rint127/ethique_morale.html et http://fr.internationalism.org/rint128/ethique_morale.htm#_ftnref15).

2. En fait, le texte d'"orientation" du CCI de 2001 sur "La confiance et la solidarité" préfigurait déjà cet abandon du matérialisme historique, même s'il n'en arrivait pas encore à s'opposer de façon aussi ouverte aux fondements du marxisme que ne le fait le texte qui nous occupe aujourd'hui. Voir à ce propos, "la méthode spéculative du CCI" bulletin n°3 de la Fraction, (nov. 2001)

3. Marxisme et éhtique.- Le marxisme et les origines de la morale. CCI. Si on dit que l'histoire à un "sens", une "direction", cela veut dire, alors, qu'elle a aussi une "destinée" (qui est justement l'aspect qui lui donne un "sens"). En d'autres termes, l'humanité est "prédestinée". Ce qui frise le pure mysticisme religieux. Nous verrons plus loin que ce n'est pas la seule expression de mysticisme du Texte.

4. Henri De Man : né en 1885 en Belgique, il est mort en 1953 en Suisse. Figure du Parti Ouvrier Belge, il est en même temps professeur de psychologie sociale. Pacifiste jusqu'à la déclaration de guerre en 1914, il devient un patriote décidé à ce moment-là et s'engage dans l'armée. Vice-président, puis président du POB à la mort d'Emile Vandervelde, il évolue, au cours des années 1930, vers un nationalisme radical après avoir écrit en 1926 un livre intitulé "Au-delà du marxisme". Il se rapproche du fascisme et finit par voir dans l'occupation allemande un salut pour les peuples d'Europe. Il est condamné pour trahison par la justice belge après la guerre mais il s'est déjà réfugié en Suisse.

5 Voir CCI : Les falsifications contre la révolution de 1917. Le mensonge communisme = stalinisme = nazisme. Revue internationale n° 92 (1998) où, par exemple, on cite un article du journal Le Monde qui affirme que "les techniques de la violence de masse ont été inaugurées par les communistes et que (...) les nazis s'en sont inspirés".

6 Voir CCI : Les leçons de Kronstadt. Revue internationale n°3 1975.

7. Nous rappelons aux lecteurs que le CCI est une organisation centralisée. Cela implique, entre autres choses, que ses orientations politiques principales sont les mêmes partout dans le monde. C'est pourquoi la prise de position de Revolucion Mundial, sur un thème aussi crucial que la violence de classe, doit représenter une orientation de l'ensemble de l'organisation. (à moins que RM exprime là une position "minoritaire", ce qui n'a pas été clarifié par le CCI jusqu'à aujourd'hui).

8 Il est particulièrement significatif que les deux parties du texte ne reproduisent que très peu de citations d'auteurs marxistes sur la question de la morale. Et quand c'est le cas, elles semblent cautionner la vision d'une "morale humaine éternelle" si on les prend en soi en oubliant le contexte du texte duquel elles font partie. Par contre, aucun des nombreux et longs passages qui sont très clairs et sans équivoque sur le sujet, ne sont reproduits. Par exemple, de vagues références sont faites à Engels et son Anti-Dühring - "comme Engels l'expliquait dans..." - alors même que trois chapitres entiers y sont dédiés. Il est vrai, que contrairement aux citations de Tolstoï, elles contredisent complètement, et dénoncent, la position anti-marxiste du Texte d'orientation du CCI sur la "morale humaine".

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