Internationalisme (GCF) - N° 19 - Mars 1947 Retour 

"LE TROISIÈME CAMP..."

Le 23 février se réunit à Londres - retenez bien le nom de Londres, c'est tout un programme - une conférence "pour les États-Unis socialistes d'Europe". C'est la résurrection du Bureau de Londres d'avant la guerre qui regroupait les différentes organisations internationales de "gauche" : POUM espagnol en vacance de ministérialisme, PSOP français ayant son derrière entre deux chaises, SAP allemand, ILP anglais et autres petits champions de l'anti-fascisme de gauche. C'est parait-il un troisième camp, celui de la démocratie, "du socialisme et de la la liberté" ; les deux autres étant respectivement le camp russo-stalinien et le camp américano-capitaliste.

Qu'est devenu au juste le Bureau de Londres pendant la guerre ? Quelle a été précisément l'attitude de ces "socialistes de gauche" pendant les six années de massacre mondial ? ILS ONT PARTICIPÉ, TOUS SANS EXCEPTION, AU MASSACRE AUX CÔTÉS DES DÉMOCRATIES CONTRE LE FASCISME. Ils ont participé à la guerre aux côtés des démocraties anglo-américaines, comme l'expliquerait profondément l'un d'eux, A. Koestler, non "à cause de..." mais "en dépit de...". Ils se sont fait les pourvoyeurs du charnier impérialiste ; ils ont appelé les prolétaires de tous les pays à s'entre-tuer pendant six années, sur tous les points du globe, sachant bien leur indiquer "contre qui" mais sans pouvoir leur expliquer "pourquoi" il fallait qu'ils se fassent trouer la peau.

A l'heure décisive, ces pitoyables larbins pleurnichent sur "on n'a pas le choix", qu'entre deux maux il faut choisir le moindre et se consolent facilement, trop facilement, que "pour une fois nous serons du côté des vainqueurs".

Voilà ce camp qui va se réunir à Londres et que M? Pivert glorifie, dans le revue "Masses" de février-mars, en ces termes :

"Le troisième camp a, dès à présent, comme armature solide, des cadres internationalistes qui n'ont pas flanché, au cours des dix dernières années et dans les pires conditions, en face des pires dangers. Les militants socialistes et syndicalistes-révolutionnaires - qui avaient à leur disposition une théorie du fascisme (et surtout de "l'anti-fascisme"), du stalinisme, de l'impérialisme et qui ont pu la mettre à l'épreuve des faits, tout en participant à la lutte indépendante contre les ennemis de la révolution sociale - sont aujourd'hui parfaitement préparés à aborder les problèmes concrets de l'organisation du troisième camp."

Quand M. Pivert parle de la "participation à la lutte indépendante", il faut entendre : la participation à la guerre 1939-45 aux côtés du bloc impérialiste anglo-américano-russe ; et quand il écrit "contre les ennemis de la révolution sociale", il faut lire : contre les armées de l'Allemagne et de l'Italie. Ces rectifications faites et le sens du texte rétabli, nous sommes parfaitement d'accord avec lui pour dire que cette "armature solide" est tout à fait qualifiée et tout désignée pour constituer le troisième camp dans et pour la 3ème guerre impérialiste. Le passé répond de l'avenir.

Les grandes manifestations et conférences internationales pour les Etats-Unis socialistes d'Europe ne tromperont personne. C'est la réplique anglaise et socialiste aux mascarades des congrès contre la guerre d'Amsterdam Pleyel, montées à la veille de l'autre guerre par la Russie stalinienne. Cette conférence, comme les autres, a pour tâche de mieux préparer les esprits des masses à la guerre et d'obtenir leur participation aux côtés de ceux qui la montent. Et pour que personne ne s'y trompe, citons encore ce passage :

"Mais les avant-gardes internationalistes ne sont pas les seules intéressées à promouvoir cette formation d'un troisième camp socialiste et libertaire. Tous les pays actuellement réduits à l'impuissance, marchant à la dérive par suite des désaccords des grandes puissances... toutes les masses coloniales, en travail d'émancipation nationale et sociale, ont aussi intérêt à refuser la polarisation monstrueuse qui cherche à les enchaîner à un bloc ou l'autre." (Il s'agit de la Russie et des États-Unis).

Mais qui donc a déjà prononcé ce programme, presque en termes identiques, pour les pays actuellement réduits à l'impuissance ? N'est-ce pas Churchill à Lausanne ? N'est-ce pas tout le programme impérialiste du "bloc occidental" du gouvernement travailliste anglais ? Ainsi percent les oreilles d'âne des gauches "socialisme libertaire".

* * *

Un ami a été naguère choqué par une phrase blessante à l'égard de M. Pivert dans un article que nous avons publié alors que celui-ci était encore au Mexique. Il nous assurait que Pivert était un homme sympathique, loyal, sincère et tout. Cela se peut. Ce à quoi nous nous en prenons ce n'est pas à la personne mais à la fonction politique, au rôle qu'elle joue. Il ne faut pas confondre les deux. Toute atténuation de la critique de la fonction sous prétexte de la personnalité sympathique devient compromission et complicité politiques. Et c'est cela qu'il importe avant tout de ne pas faire.

Vercesi, lui aussi justifiait son apologie de De Brouckère sous prétexte de l'attitude très amicale de celui-ci dans les rapports personnels. Cela n'empêche qu'en tant que personnalité politique, De Brouckère présente exactement le même danger pour le prolétariat qu'un Vandervelde ou un Van Acker et qu'il est un grand complice du massacre du prolétariat pour la sauvegarde du régime capitaliste.

Bien sûr, tous les chefs socialistes ne sont pas individuellement des chiens sanglants, des Noske. Mais tous sont solidairement responsables de l'assassinat de Karl et de Rosa, tous ont activement participé, d'une façon ou d'une autre, à la sanglante répression de la révolution spartakiste allemande où des dizaines de milliers d'ouvriers ont trouvé la mort.

La bourgeoisie, pour régner, a besoin de Gallifet et de Cavaignac, de Thiers et de Gambetta, de Ebert et de Kautsky, de Hindenburg et de Hitler, de Franco et de Negrin, de Caballero et de Garcia, de Blum et de Laval. Sa domination ne serait pas possible autrement. Chaque homme politique, chaque parti politique de la bourgeoisie représente une pièce nécessaire et indispensable pour assurer la bonne marche de sa machine d'oppression. Et les "gauches", les "gauches socialistes" ont leur place tout indiquée, que rien d'autre ne saurait remplacer.

La gauche socialiste n'est pas en dehors du jeu. Sa fonction consiste à calmer les impatiences, à servir de feuille de vigne pour cacher la nudité monstrueuse du parti socialiste bourgeois. Comme les lévites dans la religion juive qui lavent les mains du grand sacrificateur, elle lave et essuie les mains des Noske, des mains rouges du sang des ouvriers. Le Parti socialiste sans sa "gauche" est aussi impossible que le régime capitaliste sans parti socialiste. Enlevez cette pièce et la machine ne tournera plus rond. Voilà pourquoi les socialistes, qui accomplissent les taches les plus infâmes du capitalisme, veillent soigneusement à entretenir la reproduction, en leur sein, des tendances gauchistes, ces "enfants terribles" et tendrement aimés. Voilà pourquoi aussi la SFIO a réintégré triomphalement M. Pivert dans le parti à son dernier congrès.

Le Parti socialiste français vote des résolutions gauchistes de lutte des classes, de révolution sociale et tout ce que vous voulez, à son congrès, pour mieux permettre à ses hommes d'assurer "loyalement" la gestion de l'État capitaliste. De cette "loyauté", la bourgeoisie ne doute pas un instant, pas plus que le Parti socialiste ne doute de la "loyauté" de ses "gauches". La bourgeoisie confie au Parti socialiste les postes les plus importants de son État, y compris la Présidence de la République ; les socialistes confient les postes les plus importants de leur parti à la "gauche", celui de secrétaire général du parti au gauchiste Guy Mollet et celui de secrétaire général de sa plus importante fédération, la Fédération de la région parisienne, au "terrible "ultra-gauchiste Marceau Pivert. Un gouvernement socialiste homogène, avec Blum en tête, déclenche un ignoble massacre, une guerre de conquête coloniale en Indochine pour les intérêts impérialistes de la bourgeoisie française qui applaudit. Et le gauchiste Pivert de pleurnicher comme une vieille femme sur... les machinations de la clique militaire et fasciste, "au moment où la formation d'un gouvernement socialiste homogène allait mettre en danger leurs calculs de reconquête coloniale". Et encore un peu plus perfide "au moment où un ministre socialiste allait venir sur place pour étudier la situation ; à ce moment précis, l'attaque du Vietnam vient justifier la répression et la guerre".

Les socialistes Blum et Ramadier, présidents du gouvernement, le socialiste Marius Moutet, ministre des colonies, dirigent les opérations de brigandage impérialiste en Indochine où des milliers d'ouvriers et paysans français et surtout indochinois se font massacrer.

La gauche socialiste et les Pivert de tous poils gardent le silence pour ne pas gêner leurs petits copains au gouvernement ou versent des larmes de crocodiles, rejetant la faute sur "les cliques militaires et fascistes" ou sur le Viet-Minh qui a commis la maladresse d'attaquer au moment précis où Moutet se rendait sur place, ce qui, pour Pivert, ne peut que "justifier la répression et la guerre".

Les gendarmes du gouvernement socialiste embarquent de force les ouvriers de France, transformés en soldats, sur des bateaux à destination de l'Indochine pour faire d'eux de la chair à canon ; le ministre de l'intérieur, le socialiste Depreux, interdit toute réunion de protestation contre la guerre en Indochine et ses fidèles flics matraquent sauvagement les manifestants ; les "gauches socialistes" gardent pudiquement le silence. Où croyez-vous rencontrer cette "armature solide", ces militants révolutionnaires qui ont pu mettre à l'épreuve de fait "leur internationalisme" ? En attendant d'aller à Londres constituer le "troisième camp", ils sont à la tête de la manifestation chauvine de commémoration du 12 février 1934, jour d'une autre manifestation chauvine qui constituait une étape importante dans la préparation idéologique de la guerre de 1939. Sans trop savoir besoin de chercher, vous trouvez Pivert en personne, ce guignol révolutionnaire, à la tribune de cette manifestation d'union sacrée, entre un ministre stalinien et le préfet de police, cela certainement à titre de représentant symbolique du "troisième camp".

En se portant garant des sentiments nationaux et des services rendus au parti, le dernier congrès socialiste n'a pas voté à la légère la résolution de réintégration de M. Pivert. Par sa participation à la tête de la manifestation du 12 février, Pivert vient prouver qu'il n'est pas un ingrat. Rien ne permettait de croire en effet qu'avec sa lettre offrant ses services à De Gaulle pendant la guerre, sa carrière était finie ; au contraire, comme il vient de le démontrer, il a encore devant lui de biens beaux jours.

La gauche socialiste, le mouvement de "socialisme libertaire" et leur revue "Masses" se sont spécialisés dans la dénonciation des crimes du stalinisme et du monstrueux régime russe. Cette dénonciation absolument justifiée est toutefois unilatérale car ils semblent dénoncer d'autant plus fort les crimes russes et staliniens qu'ils couvrent par leur silence les crimes non moins monstrueux de leurs propres partis et des pays démocratiques que les partis socialistes dirigent. Leur indignation contre le stalinisme est d'autant plus suspect qu'à travers lui ils entendent combattre le bolchevisme dans ce qu'il avait de plus révolutionnaire : sa lutte contre la guerre impérialiste, contre la défense nationale, pour la destruction par la violence révolutionnaire de l'État capitaliste, sa rupture et sa dénonciation de la trahison de la 2ème Internationale et de ses partis socialistes nationaux. "Masses" se sert volontiers de toute phrase, de toute critique faite par Luxemburg contre les bolcheviks mais elle oublie de souligner que ces divergences se situaient dans le camp de la Révolution ; et quelle que pouvait être l'ampleur de ces divergences, la solidarité révolutionnaire entre Rosa et Lénine fut inébranlable et absolue, face aux partis socialistes de tous les pays dont la trahison inspirait, à elle comme à lui, les plus profonds dégoût et mépris.

Et quand ces hommes - qui se disent de gauche, révolutionnaire et internationaliste - se présentent devant le prolétariat, même s'ils sont animés des meilleures intentions, les ouvriers ne peuvent que manifester la plus extrême méfiance et répéter ce vieux proverbe qui dit "garde-nous de nos 'amis', de nos ennemis nous saurons bien en venir à bout !"

GM


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